L’évolution de l’encadrement juridique de la responsabilité climatique des entreprises pétrolières

Face à l’intensification des changements climatiques, les entreprises pétrolières se trouvent au cœur d’un débat juridique majeur concernant leur responsabilité dans les dommages environnementaux. La multiplication des contentieux climatiques contre les géants du pétrole témoigne d’une transformation profonde du cadre juridique international et national. Des procès emblématiques comme celui opposant la ville de New York à ExxonMobil ou l’affaire Shell aux Pays-Bas illustrent cette tendance. Le droit évolue pour saisir ces nouvelles formes de responsabilité, entre obligations de vigilance, devoir d’information et contraintes réglementaires croissantes. Cette mutation juridique traduit une prise de conscience collective et modifie substantiellement les obligations des acteurs du secteur pétrolier face au défi climatique.

Les fondements juridiques émergents de la responsabilité climatique

La responsabilité climatique des entreprises pétrolières repose sur un socle juridique en pleine construction. Au niveau international, l’Accord de Paris de 2015 constitue un premier jalon, même s’il ne crée pas directement d’obligations contraignantes pour les acteurs privés. Néanmoins, cet accord a accéléré la transition vers un régime de responsabilité plus strict pour les émetteurs de gaz à effet de serre.

Le concept de devoir de vigilance s’est progressivement imposé dans plusieurs juridictions. La France a fait figure de pionnière avec sa loi de 2017 sur le devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre. Ce texte oblige les grandes entreprises à identifier et prévenir les risques d’atteintes graves aux droits humains et à l’environnement résultant de leurs activités, y compris celles de leurs filiales et sous-traitants.

Aux États-Unis, la jurisprudence évolue avec des fondements juridiques innovants. Le recours à la public nuisance doctrine (doctrine de la nuisance publique) permet d’engager la responsabilité des entreprises pour les dommages causés au climat. Dans l’affaire Connecticut v. American Electric Power, bien que la Cour suprême ait finalement rejeté l’action, elle a reconnu la possibilité théorique d’engager la responsabilité des émetteurs de gaz à effet de serre.

En Europe, la directive européenne sur le reporting extra-financier impose aux grandes entreprises de publier des informations sur leur impact environnemental. Cette obligation de transparence constitue un levier pour engager la responsabilité des entreprises qui dissimuleraient ou minimiseraient leur empreinte carbone.

Le concept de responsabilité commune mais différenciée

Le droit international de l’environnement a développé le principe de responsabilité commune mais différenciée. Bien que conçu initialement pour les États, ce concept inspire désormais l’approche juridique envers les entreprises pétrolières. Leur contribution historique aux émissions de gaz à effet de serre et leur connaissance précoce des risques climatiques justifient un niveau de responsabilité accru.

L’émergence du droit à un environnement sain comme droit fondamental dans plusieurs constitutions nationales et dans des instruments internationaux offre un nouveau fondement aux actions en responsabilité. La Cour européenne des droits de l’homme a récemment reconnu que la protection de l’environnement peut être rattachée à la protection des droits humains, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives pour les litiges climatiques.

  • Fondements contractuels: non-respect des engagements volontaires
  • Fondements délictuels: théorie du risque et obligation de sécurité
  • Fondements constitutionnels: droit à un environnement sain
  • Fondements réglementaires: non-conformité aux normes d’émissions

L’évolution du contentieux climatique contre les majors pétrolières

Le contentieux climatique a connu une expansion remarquable ces dernières années, ciblant particulièrement les entreprises pétrolières. L’affaire Milieudefensie c. Shell aux Pays-Bas marque un tournant historique. En mai 2021, le tribunal de La Haye a ordonné à Royal Dutch Shell de réduire ses émissions de CO2 de 45% d’ici 2030 par rapport à 2019. Cette décision représente la première obligation juridiquement contraignante imposée à une entreprise pétrolière de s’aligner sur les objectifs de l’Accord de Paris.

Aux États-Unis, une multiplicité d’actions judiciaires démontre la diversification des stratégies contentieuses. Le procès intenté par la ville de New York contre BP, Chevron, ConocoPhillips, ExxonMobil et Shell pour leur contribution au changement climatique illustre l’utilisation du droit privé pour obtenir réparation des coûts d’adaptation aux changements climatiques. Bien que ce procès ait été rejeté en 2021, il témoigne d’une tendance à la judiciarisation de la question climatique.

L’affaire Massachusetts c. ExxonMobil se fonde sur des allégations de tromperie des consommateurs et investisseurs quant aux risques climatiques. Cette approche basée sur la transparence et l’information constitue une nouvelle voie pour établir la responsabilité des entreprises pétrolières, en s’appuyant sur les obligations fiduciaires et les lois sur la protection des consommateurs.

En France, l’affaire Notre Affaire à Tous c. Total illustre l’utilisation de la loi sur le devoir de vigilance pour contraindre les entreprises à prendre des mesures concrètes face au changement climatique. Cette action en justice vise à obliger Total à reconnaître les risques climatiques dans son plan de vigilance et à aligner sa stratégie sur l’objectif de limitation du réchauffement à 1,5°C.

Les stratégies juridiques novatrices

Les plaignants développent des stratégies juridiques innovantes pour contourner les obstacles traditionnels. La doctrine de la préemption aux États-Unis, qui empêchait les poursuites basées sur le droit étatique lorsque la question relève du droit fédéral, est progressivement remise en question. Dans l’affaire County of San Mateo v. Chevron Corp., une cour d’appel fédérale a permis que des poursuites fondées sur le droit étatique soient jugées par des tribunaux d’État.

L’utilisation de la science de l’attribution représente une avancée majeure dans les contentieux climatiques. Cette discipline scientifique permet d’établir des liens causaux entre les émissions de gaz à effet de serre d’acteurs spécifiques et les dommages climatiques observés. Dans l’affaire Lliuya c. RWE en Allemagne, bien que concernant un producteur d’électricité et non une entreprise pétrolière, les tribunaux ont accepté d’examiner la responsabilité proportionnelle de l’entreprise dans les dommages causés par le changement climatique.

  • Actions fondées sur la tromperie des consommateurs et investisseurs
  • Recours collectifs initiés par des collectivités territoriales
  • Contentieux basés sur la violation du devoir de vigilance
  • Actions préventives visant à imposer des objectifs de réduction d’émissions

Les obligations de transparence et d’information climatique

La transparence est devenue un pilier central de la régulation des entreprises pétrolières face au défi climatique. Les obligations de divulgation d’informations climatiques se sont multipliées ces dernières années, modifiant profondément la relation entre ces entreprises et leurs parties prenantes. La Task Force on Climate-related Financial Disclosures (TCFD), créée à l’initiative du Conseil de stabilité financière, a établi des recommandations qui sont progressivement intégrées dans les cadres réglementaires nationaux.

Aux États-Unis, la Securities and Exchange Commission (SEC) a proposé en mars 2022 des règles exigeant des entreprises cotées qu’elles divulguent des informations détaillées sur leurs risques climatiques et leurs émissions de gaz à effet de serre. Ces règles imposeraient aux entreprises pétrolières de révéler non seulement leurs émissions directes (scope 1) et indirectes liées à l’énergie (scope 2), mais potentiellement aussi celles liées à l’utilisation de leurs produits (scope 3).

L’Union européenne a adopté en 2021 la Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) qui renforce considérablement les exigences de reporting non-financier. Cette directive s’applique à un large éventail d’entreprises et impose une divulgation détaillée des impacts environnementaux, incluant les émissions de gaz à effet de serre et les stratégies d’atténuation. Les entreprises pétrolières européennes devront se conformer à ces standards dès 2024 pour les rapports portant sur l’exercice 2023.

Au-delà des obligations réglementaires, les actions en justice pour greenwashing se multiplient. Ces procédures visent les entreprises accusées d’exagérer leurs engagements environnementaux ou de minimiser leur impact climatique dans leurs communications. L’affaire ClientEarth c. BP au Royaume-Uni illustre cette tendance, avec une plainte déposée auprès de l’Autorité des normes publicitaires concernant une campagne publicitaire jugée trompeuse sur les investissements dans les énergies renouvelables.

L’impact des obligations de transparence sur la gouvernance d’entreprise

Les obligations de transparence transforment la gouvernance d’entreprise des majors pétrolières. Les conseils d’administration intègrent désormais systématiquement les risques climatiques dans leurs décisions stratégiques, sous la pression des investisseurs et des régulateurs. Le Climate Action 100+, coalition d’investisseurs représentant plus de 54 000 milliards de dollars d’actifs sous gestion, exerce une influence considérable pour améliorer la gouvernance climatique des entreprises les plus émettrices.

La divulgation des scénarios climatiques devient une pratique standard. Les entreprises doivent désormais évaluer la résilience de leur modèle économique face à différentes trajectoires de transition énergétique, y compris des scénarios alignés avec une limitation du réchauffement à 1,5°C. Cette exigence pousse les entreprises pétrolières à reconnaître publiquement les risques d’actifs échoués (stranded assets) dans leurs portefeuilles.

  • Divulgation des émissions directes et indirectes (scopes 1, 2 et 3)
  • Évaluation des risques physiques et de transition liés au climat
  • Publication des scénarios climatiques et tests de résistance
  • Transparence sur l’alignement avec les objectifs de l’Accord de Paris

Les mécanismes de réparation et compensation des dommages climatiques

La question de la réparation des dommages climatiques constitue un enjeu majeur du contentieux contre les entreprises pétrolières. Les tribunaux sont confrontés au défi d’établir des mécanismes adaptés pour quantifier et réparer des préjudices diffus, futurs et collectifs. Plusieurs approches se développent pour répondre à cette problématique complexe.

La réparation financière directe représente la forme la plus classique de compensation. Dans les procès intentés par les municipalités américaines, comme San Francisco ou Oakland, contre les majors pétrolières, les demandeurs réclament des dommages-intérêts pour financer les infrastructures d’adaptation au changement climatique. Ces actions s’inspirent des précédents juridiques établis contre les industries du tabac et de l’amiante, où des fonds de compensation ont été créés pour indemniser les victimes.

Les mesures d’atténuation imposées par voie judiciaire constituent une autre forme de réparation. Dans l’affaire Milieudefensie c. Shell, le tribunal n’a pas ordonné de compensation financière mais a imposé une obligation de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Cette approche préventive vise à limiter l’aggravation des dommages futurs plutôt qu’à réparer les préjudices déjà subis.

Des mécanismes de compensation carbone volontaires ou imposés émergent comme solution intermédiaire. Certaines entreprises pétrolières s’engagent dans des projets de séquestration du carbone ou de reforestation pour compenser leurs émissions. Ces initiatives pourraient être formalisées et rendues obligatoires par décision de justice ou par voie réglementaire, comme le suggèrent certaines propositions législatives aux États-Unis et en Europe.

La question épineuse de la causalité

L’établissement du lien de causalité demeure l’obstacle principal à la réparation des dommages climatiques. Les tribunaux doivent déterminer dans quelle mesure les émissions d’une entreprise spécifique ont contribué à des phénomènes climatiques particuliers. La science de l’attribution progresse rapidement et permet désormais d’établir la contribution statistique des émissions anthropiques à l’augmentation de la probabilité ou de l’intensité de certains événements climatiques extrêmes.

La théorie de la responsabilité proportionnelle gagne du terrain dans la jurisprudence climatique. Selon cette approche, chaque émetteur pourrait être tenu responsable proportionnellement à sa contribution historique aux émissions mondiales. Dans l’affaire Lliuya c. RWE en Allemagne, les juges examinent la possibilité de tenir l’entreprise responsable à hauteur de sa contribution estimée au réchauffement global (0,47%).

Des fonds climatiques sectoriels pourraient constituer une solution pragmatique face aux difficultés d’établir la responsabilité individuelle. À l’image du Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante, un mécanisme mutualisé alimenté par les entreprises pétrolières permettrait de financer les mesures d’adaptation et de réparation sans nécessiter l’établissement d’un lien de causalité spécifique pour chaque dommage.

  • Compensation financière directe pour les infrastructures d’adaptation
  • Obligations de réduction d’émissions comme forme de réparation
  • Mécanismes de compensation carbone imposés judiciairement
  • Fonds sectoriels de réparation des dommages climatiques

Vers un nouveau paradigme de responsabilité environnementale

La responsabilité climatique des entreprises pétrolières s’inscrit dans une transformation plus profonde du droit de l’environnement et du droit des affaires. Nous assistons à l’émergence d’un nouveau paradigme juridique qui redéfinit fondamentalement la relation entre les acteurs économiques et l’environnement. Cette évolution se manifeste à travers plusieurs tendances convergentes.

Le principe de précaution s’impose progressivement comme une norme contraignante pour les entreprises. Les tribunaux reconnaissent de plus en plus que l’incertitude scientifique ne peut justifier l’inaction face aux risques environnementaux graves. Dans l’affaire Urgenda c. Pays-Bas, bien que dirigée contre l’État néerlandais, la Cour suprême a établi un précédent en confirmant l’obligation d’agir face au changement climatique malgré les incertitudes résiduelles, un raisonnement transposable aux acteurs privés.

La financiarisation de la responsabilité climatique constitue un levier puissant de transformation. Les banques centrales et les régulateurs financiers intègrent désormais les risques climatiques dans leurs exigences prudentielles. La Banque centrale européenne a ainsi annoncé en 2021 des tests de résistance climatique pour les institutions financières, créant une pression indirecte sur les entreprises pétrolières pour réduire leur empreinte carbone sous peine de voir leur accès au financement se restreindre.

L’émergence d’une responsabilité transgénérationnelle représente une innovation juridique majeure. Des actions en justice intentées par des jeunes et des générations futures, comme l’affaire Juliana v. United States, posent la question des obligations des acteurs actuels envers les générations futures. Bien que ces actions visent principalement les États, elles établissent des principes qui pourraient s’appliquer aux entreprises dont les activités compromettent durablement les conditions de vie des générations à venir.

La transition vers un modèle d’entreprise responsable

Face à ces évolutions juridiques, les entreprises pétrolières sont contraintes de repenser leur modèle économique. Certaines, comme TotalEnergies ou BP, ont amorcé une diversification vers les énergies renouvelables, tandis que d’autres, comme ExxonMobil, misent davantage sur le captage et le stockage du carbone pour maintenir leur activité traditionnelle tout en réduisant leur impact climatique.

Le concept de performance globale supplante progressivement celui de performance financière. Les critères ESG (Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance) s’imposent comme un standard d’évaluation des entreprises, notamment dans le secteur pétrolier particulièrement exposé aux risques de transition. Les investisseurs institutionnels, comme le fonds souverain norvégien, intègrent systématiquement ces critères dans leurs décisions d’investissement.

L’avènement d’un droit dur de la responsabilité climatique marque la fin de l’ère de l’autorégulation et des engagements volontaires. Les initiatives comme les Science-Based Targets ou les principes de l’Équateur, initialement conçues comme des démarches volontaires, sont progressivement incorporées dans des dispositifs contraignants. La directive européenne sur le devoir de vigilance en préparation illustre cette tendance à la juridicisation des normes de responsabilité environnementale.

  • Intégration du risque climatique dans la responsabilité fiduciaire des dirigeants
  • Développement de la responsabilité pénale environnementale des personnes morales
  • Extension de la notion de préjudice écologique pour inclure les dommages climatiques
  • Reconnaissance progressive des droits de la nature comme sujet juridique

Cette transformation du cadre juridique de la responsabilité climatique des entreprises pétrolières s’inscrit dans un mouvement plus large de redéfinition du rôle de l’entreprise dans la société. Loin d’être achevée, cette évolution continuera de façonner le paysage juridique et économique des décennies à venir, plaçant les questions environnementales au cœur des stratégies d’entreprise et des politiques publiques mondiales.